7/07/2011

Images à la frontière. Jean-Christophe Garcia – Faits divers et Partage des eaux

Du 14 mai au 26 juin 2011, une exposition organisée à la Vieille église Saint-Vincent de Mérignac permettait, pour la première fois, de revenir sur près de vingt ans de travail de Jean-Christophe Garcia. Pour ceux qui n'ont pas eu la chance de s'y rendre, un catalogue publié aux édition Le Festin prolonge l'événement. 
Une nouvelle exposition a, en outre, ouvert ses portes à Bordeaux, mardi 5 juillet, redonnant à voir une des séries emblématiques du photographe, Le Partage des eaux.
Les premiers travaux publiés de Jean-Christophe Garcia datent du tout début des années 1990. Vingt ans nous séparent donc de ceux-ci. Vingt ans au cours desquels les projets de l'artiste se sont succédé. Deux décennies durant lesquelles il a largement dépassé le cadre de la photographie stricto sensu, construisant, sans renoncer à nous parler du monde, des dispositifs qui interrogent l'image elle-même, le rapport que nous entretenons avec elle et avec notre environnement.
Parcourant les séries présentées, qui sont, selon les mots de Dominique Dussol, commissaire de l'exposition, autant de « séquences cardinales » d'un travail patient et exigeant, c'est ce qui saisit et déroute. Quel rapport en effet entre les premières images montrées, ces « lieux de crime », qui ouvrent le catalogue, et les saisies d'écran du projet Atgol ? Plus encore, comment rattacher ces deux séries aux portraits énigmatiques qui composent Hors-champ, à ces intérieurs proprets et désuets, appartenant à des pensionnés de la marine (Documents potentiels – Les pensionnés de la marine) ou à cette série présentant en diptyques des cinémas aquitains du milieu du xxe siècle ? Les exemples pourraient se multiplier, et on pourrait évoquer encore ces photogrammes, fruits d'un voyage de 2000 kilomètres en Allemagne, le long de la frontière disparue entre l'Est et l'Ouest (Incidences de frontière)... On passe alors d'une série à l'autre, d'une image à l'autre. Des liens se tissent, ténus, mais, pour peu qu’on veuille les étirer, ils en viennent à se rompre. L'unité de l'ensemble se dérobe si l'on cherche la clé de l'œuvre à la surface des images. Il semble impossible de les classer selon un style, d'y retrouver une obsession formelle, de les traiter par la seule technique. Documentaire, reportage, paysage, portrait, les genres se croisent et se mélangent. Il y a un peu de tout cela, mais l'énumération laisse désemparé et insatisfait. Photographies, photogrammes et saisies d'écran ; les techniques, les formats, les textures se multiplient.
« Répertoire », « inventaire », « documents » semblent tirer l'œuvre vers la recension scrupuleuse, la neutralité quasi-scientifique, le regard objectif. Mais le « répertoire » en question est celui de « l'informe », l’« inventaire » est « subjectif », les « documents », « potentiels ».
On peut s'ingénier à tirer ces fils repérés cependant, la récurrence du motif de l'absence, l'attention au monde et à ses transformations, noter un goût pour une image que l'on pourrait appeler secondaire, image de second ordre, réalisée à partir de films, d'agrandissements d'images imprimées, de captures d'écran d'ordinateur, images également en relation avec des images toujours déjà existantes. On peut s'ingénier à chercher les références, plus ou moins explicites : Karl Blossfeldt, dont Jean-Christophe Garcia reprend le dispositif pour photographier des fleurs en plastique (Répertoire de l'informe), Eugène Atget dont il suit les traces dans le Paris recomposé par Google (Atgol). On peut noter également que ces producteurs d'images ont au moins un point commun, celui d'avoir produit une œuvre outrepassant ce qu'ils avaient pu y mettre, créant des images à des fins pédagogiques pour l'un, pratiques pour l'autre qui y voyait notamment un moyen d'aider les peintres dans leur recherche de modèles. On s'apercevra alors que la photographie, pour peu que l'on se plie à une certaine discipline, est peut-être toujours un « document potentiel ». On peut penser aussi aux optogrammes du XIXsiècle, en voyant ces « Lieux de crime », sous-bois rendus énigmatiques, inscrits dans ce cercle au contour flou qui pourrait être celui d'un œil. On se rappellera alors que ce concept photographique qui prétendait pouvoir retrouver sur la rétine d'un individu assassiné la dernière image qu'il avait pu apercevoir relevait sans aucun doute du charlatanisme et que l'on peut suggérer beaucoup en montrant très peu de chose.
Ce faisant, on est peut-être sur la piste de ce qui fait le charme de toutes ces images et l'unité de l'ensemble. C'est sur le mode de l'ellipse que l'œuvre travaille en nous, et qu'une même poésie s'en dégage. Mille histoires surgissent potentiellement qui viennent troubler ce qui n'a, au premier abord, que l'apparence d'un constat. Mettant techniques et formats à son service, ce sont bien donc, selon les mots d'Évelyne Toussaint dans un des textes qui ouvrent le catalogue, des « surfaces de projection » que construit patiemment Jean-Christophe Garcia, nous introduisant à la frontière des choses et de leur représentation, au seuil d'une explication ou d'un récit qu'il s'agit d'inventer ou de retrouver.
Au spectateur pressé, ces images ne livreront, de ce fait, presque rien. Trames, pixels, grain, couleurs et teintes retiendront peut-être un temps l'attention, mais les paysages, les hommes, les objets, conserveront leur mutique posture. À celui qui s'attarde, l'étrangeté d'un monde pourtant familier, et que l'artiste ne vient pas transfigurer, apparaîtra plus sûrement. Le sujet et son traitement, les mots et légendes, fonctionneront de concert pour faire accéder, comme le suggère Jean-Marc Huitorel, à une vision plus encore qu'a de simples images (1).
En 2002, Jean-Christophe Garcia et Marie Borel, au cours d'une résidence croisée, entreprenaient ensemble un voyage autour de l'estuaire de la Gironde. Loin du pittoresque et du bucolique, c'est à la frontière que l'artiste, et l'écrivain, nous conviaient une nouvelle fois. Une création à deux voix qu'il est possible de découvrir, ou redécouvrir, depuis le 5 juillet à Bordeaux, Cour Mably. Frontière entre l'eau et la terre, la mer et le fleuve, là où le réel s'invente et la fiction s'observe, à l'interstice entre ce que l'on peut voir et suggérer. Un même voyage donc, nous est encore proposé, sans doute parce que la « vraie vie » est définitivement  « ailleurs ».

(1) Jean-Marc Huitorel, « La chute des murs », in Jean-Christophe Garcia, Incidences de frontière, Bordeaux, Le Festin, 1998.


Né en 1959 à Saint-Émilion, Jean-Christophe Garcia vit et travaille en Aquitaine.
Diplômé de la faculté d’arts plastiques de Bordeaux, il enseigne depuis plusieurs années à l’école d’architecture et de paysage de la même ville. Membre de l’association ATIS en tant qu’auteur, réalisateur de films, il est également cadreur/chef opérateur pour des réalisateurs de documentaires. Son œuvre comporte de nombreux travaux photographiques et vidéos dont plusieurs ont donné lieu à des publications. Les œuvres de Jean-Christophe Garcia ont été exposées aussi bien en France et à l’étranger dans de nombreuses galeries et centres d’art ou d’architecture, et figurent dans les collections permanentes du Centre Georges-Pompidou, de l’Artothèque du Conseil général de la Gironde, de l’Artothèque de Pessac, du Musée d’Aquitaine, de la Collection d'art contemporain de Mérignac, de l’IDDAC, ainsi que dans de nombreuses collections particulières.
Jean-Christophe Garcia sera présent au sommaire du premier numéro de la revue ACT! avec une série spécialement conçue pour l'occasion : « Lieux communs des tours ».

Liens et références :
Jean-Christophe Garcia, Faits divers, textes de Dominique Dussol, Évelyne Toussaint, Xavier Rosan, Bordeaux, Le Festin, 2011. http://www.lefestin.net/livre/jean-christophe-garcia-faits-divers
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Jean-Christophe Garcia, Le Partage des eaux, Coutras, éd. Le Bleu du ciel, 2002.
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Exposition – Partage des eaux
Du 5 au 29 juillet 2011 – Cour Mably et salle capitulaire, Bordeaux
Exposition de photographies de Jean-Christophe Garcia, accompagné de lectures par l’auteur Marie Borel. 
Entrée libre / Tous les jours de 13h à 19h

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