6/16/2011

DETOURS AUX ARCHIVES #01 – Paul Bourget

Dans le cadre de la préparation du premier numéro de la revue ACT!, une série de « détours aux archives », retrace l'histoire de l'arrivée des gratte-ciel américains en Europe et en France. Une histoire qui n'est pas que de métal et de briques ou de béton, mais que les mots – et les images – façonnent également. Une histoire faite de tâtonnements, de rencontres et de polémiques. Une histoire dont cette chronique, discontinue, par les textes qui ont contribué à modifier nos paysages ou qui ont témoigné de ces transformations, tente de rendre compte.

Paul Bourget et L’Auditorium Building (Dankmar Adler et Louis Sullivan, architectes, 1889) depuis Michigan Avenue, Photocopy of photograph #9853, Library of Congress, HABS ILL,16-CHIG,39-75.

1893 – L'Amérique redécouverte.  Paul Bourget fait entrer des « buildings » dans le dictionnaire

Comment décrire cette ville nouvelle qui sort de terre aux États-Unis à la fin du XIXe siècle ? Quels mots utiliser ? Comment faire sentir la différence, la nouveauté et l'énormité de ce qui se construit alors ? C'est cette question qui se pose en 1893 alors que nombre d'Européens font le voyage d'Amérique pour assister à l'Exposition Universelle de Chicago. Les images, les récits mais aussi les mots qui en seront ramenés vont marquer durablement les esprits. 1893, c'est en quelque sorte une redécouverte de l'Amérique. L'extrait d'Outre-mer de Paul Bourget, que nous donnons à lire ici, brièvement introduit, nous ramène à cette époque où les mots et les choses sont en pleine mutation.

En août 1893, Paul Bourget (1852-1935), écrivain à succès, romancier mondain, gloire de la Troisième République, futur académicien et partisan de l'Action Française, part huit mois aux États-Unis, en « touriste » selon ses propres mots. L’idée de ce voyage ne lui est cependant pas venue seul. Son ami James Gordon Bennet dirigeant du New York Herald, depuis Paris, lui a demandé un livre sur les Etats-Unis (1). La date du voyage n'est pas non plus innocente et l'entreprise semble promise au succès. L'initiateur du projet peut compter sur la notoriété de l'auteur mais aussi sur l'actualité. Depuis quelques mois, en effet, l'Exposition Universelle qui doit se tenir à Chicago est annoncée. La ville désastrée à peine vingt ans plus tôt commence à attirer l'attention jusque de ce côté de l'Atlantique.   Paul Bourget, de surcroît, a ses propres motifs le poussant à accepter l'offre (2).
L'écrivain s'embarque donc, accomplit la traversée et, au fil des pages de ce qui deviendra Outre-Mer. Notes sur l'Amérique, brosse le portrait d'un continent encore méconnu et en plein bouleversement. Attentif et curieux, il croque pour l'occasion des « instantanés », captant sur le vif l'intensité de la vie américaine. Après avoir décrit son arrivée à New York où la stupéfaction touche au sublime – « Gigantesque, colossal, démesuré, effréné, — on répète malgré soi les mêmes formules, car les mots manquent pour égaler cette apparition » –, avoir visité et vu la ville depuis le sommet de l'Equitable building – « un gigantesque palais à façade de marbre qui se dresse presque à l'extrémité de Wall Street », «  cette ruche humaine qui contient quinze cents locataires » – d'où il peut admirer une ville comme il n'en a jamais vu auparavant – « même plus une ville au sens où nous entendons ce mot, nous qui avons grandi dans le charme des cités irrégulières [...] une table des matières, d'un genre unique, et qu'il s'agit de manier commodément » – avoir été effaré par les immenses hôtels et leurs équipements inédits, c'est Chicago qu'il découvre et décrit, du sommet d'un de ses plus emblématiques bâtiments, où les architectes eux-mêmes – Adler et Sullivan – avaient choisi d'installer leurs bureaux.
Il participe de ce fait à un mouvement plus ample qui fait des États-Unis un poste d'observation de la modernité qui vient et donne à voir les premiers développements de ce qui en deviendra un symbole – le gratte-ciel. À travers ce récit, c'est donc une des étapes de la découverte et de la prise au sérieux de cette nouvelle architecture commerciale qui se joue. Dans le même temps, il nous donne à revivre l'émotion et l'étonnement des contemporains devant l'immensité et l'altitude de ces nouveaux monstres urbains dont les catégories traditionnelles peinent à rendre compte. En témoignent les tâtonnements dans leur dénomination et la nécessité d'importer de nouveaux mots, les superlatifs s'épuisant dans la description d'une ville qui ressemble de moins en moins à ce que nous connaissons.
Le Home Insurance Building de William Le Baron Jenney, que l'on considère comme le premier gratte-ciel, n’a pas dix ans et c’est chose nouvelle encore que de parler de ces bâtiments fantastiques qui sortent de terre. Les exubérances américaines sont bien un peu connues, mais on ne parlait jusqu'alors dans la presse, généraliste ou spécialisée, que de « maisons de grande hauteur » ou « colossales », de « constructions énormes » ou bien « géantes ». Paul Bourget recourt également à ces expressions, mais il nous fait aussi part « des édifices du genre de ceux que les gens de Chicago appellent des  ‘‘écorcheurs de ciel’’ ou des ‘‘presseurs de nuages’’, — sky-scrapers et cloud-pressers »… Les mots suivent les choses et les appellations ne sont pas encore figées, même aux États-Unis. Il popularise aussi un autre mot dont la fortune sera plus immédiate et durable. On ne connaissait guère, en effet, les buildings qui font alors à peine leur apparition dans la langue française.
Le Dictionnaire étymologique et historique des anglicismes d'Édouard Bonnaffé (3) cite à l'entrée « building » une phrase d'Outre-mer et une autre de Paul Adam (1906). Le Petit Robert, en 2009 encore, donne la date de 1895, celle de publication du livre de Bourget, pour l'apparition de ce mot dans un texte français. Sans doute ces deux-là oublient-t-il la publication sous forme de feuilleton du texte (4) et ne tiennent-ils compte que du volume qui paraît plus tard. Sans doute oublient-t-ils de la même façon qu'un livre d'Octave Uzanne, par exemple, paru deux ans plus tôt, utilise déjà le vocable américain (5) ou que Jacques Hermant pour les lecteurs de la Gazette des Beaux-Arts évoque déjà « Le ‘‘Building’’, la ‘‘Construction’’ par excellence » (6). Les références à Bourget montrent assez, toutefois, sa participation décisive dans la diffusion du mot.
Au-delà de l'anecdote, et de l'attribution à Paul Bourget de ce « mérite », l'intrusion de ce mot dans le lexique français – ainsi que celle de « sky-scraper » –, symbolise une rupture importante. En important ces mots, les voyageurs partis admirer l'Exposition de Chicago donnent un nom, ils reconnaissent un type. Le sentiment se fait jour dans le même temps que ce type n’est pas réductible à ce que nous voyons chez nous. Ce ne sont pas seulement nos « maisons » en plus grand. Il ne s'agit pas seulement d'un changement d’échelle. Sont en jeu aussi un mode constructif, des matériaux, des méthodes, bientôt une esthétique. Ce ne sont plus des excroissances pathologiques de constructions communes, des fantaisies sans lendemain qui poussent sans raison sous des cieux exotiques. Un genre apparaît qui se prête à l'observation, à l'étude et, peut-être, à l'admiration ou à l'imitation. L'usage d'un terme étranger marque encore l'origine de la chose, spécifiquement américaine, tout en conservant une distance que beaucoup doivent juger bienfaisante mais, alors que l'on tâtonne encore, même aux États-Unis, à fixer un terme nouveau, la chose est nommée et retient l'attention.   Le voyage effectué a permis d'adosser les jugements sur l'architecture américaine à une compréhension plus fine du pays, de ses institutions et de ses mœurs, de saisir les bâtiments dans leur contexte et plus seulement à partir de photographies ou de gravures. L'architecture commerciale assez peu remarquée jusque-là va, petit à petit, devenir le point de mire des regards étrangers. Une nouvelle période s'ouvre faite de tiraillements, d'hésitations, de luttes, pour proposer et imposer des images et des mots, façonnant peu à peu une symbolique nouvelle.
Le building devient alors le symbole de l'Amérique et par là du futur, c'est le produit de l'initiative individuelle en même temps que celui du travailleur anonyme, c'est le temple des affaires et le monument à la démocratie, un chef-d'œuvre de technique et l'image du fonctionnalisme. C'est aussi, comme Paul Bourget nous le fait sentir, le belvédère qui donne à voir la ville, nouvelle, sous un nouvel angle.
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Eric Martinez

(1) Sur le voyage de Bourget et le livre qu'il en tire, voir Guillaume Lagane, « Paul Bourget en Amérique », Commentaire, n° 108, hiver 2004, pp. 1045-1050.
(2) Dans l'introduction au livre, il écrit que ce qui l'intéresse « ce n'est pas l'Amérique elle-même, c'est l'Europe et c'est la France, c'est l'inquiétude des problèmes où l'avenir de cette Europe et de cette France est enveloppé ». (p. 6). Lors de ce voyage aux États-Unis, Paul Bourget passe, en outre, quelque temps au Canada, dont il ne dit rien dans son livre. À ceux qui s’émeuvent de ce fait, il répond qu’« Outre-Mer est un livre qui a pour but d'établir avec preuves à l'appui quelques idées sur la façon dangereuse dont la France pratique la démocratie. » (Paris-Canada, 15 février 1895, cité par Armand Yon, in « Les Canadiens français jugés par les Français de France, 1830-1939 (suite) », Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 20, n° 1, 1966, p. 66.
(3) Édouard Bonnaffé, Dictionnaire étymologique et historique des anglicismes. Préface de M. Ferdinand Brunot, Paris, Librairie Delagrave, 1920, p. 20.
(4) Avant de paraître en volume, ses « Notes sur l’Amérique » sont d’abord publiées en feuilleton dans le New York Herald puis dans Le Figaro (de septembre 1894 à février 1895).
(5) Octave Uzanne, Vingt jours dans le Nouveau Monde, Paris, Collection des guides-albums du touriste par Constant de Tours, 1893, p. 129.
(6) Jacques Hermant, " L'Exposition de Chicago ", Gazette des Beaux-Arts, n°435, 1er septembre 1893, p. 243.
Le texte de Paul Bourget en téléchargement (.pdf) ici