7/21/2011

DETOURS AUX ARCHIVES #02 – Auguste FABRE

En 1896 la connaissance accrue que les Européens ont, depuis peu, des nouvelles constructions américaines, comme la publicité qui leur est faite, est marquée par une certaine confusion lexicale, des tâtonnements que l'on retrouve sous la plume des différents commentateurs. Les images de la tour de Babel, de la ruche, se répandent dans des traductions plus ou moins heureuses des « buildings » et autres « sky-scrapers ». Mais que faire de ce nouvel élément surgi par-delà l'Atlantique ? Alors que la crainte et la fascination naissent de conserve face à ces nouveaux monstres, à Nîmes, Auguste Fabre, coopérateur et fouriériste, y voit l'actualisation possible d'une utopie qui peine à se diffuser. Des « sky scratchers », le temps d'une brochure, abritent les familistères du futur, et c'est la ville entière et ses faubourgs qui s'en trouvent transformés, par un auteur en guerre contre la petite maison individuelle.
1896 – Sky scratchers et palais sociaux. Une utopie prend de la hauteur
En cette fin de XXe siècle, le regard que la vieille Europe porte sur l'Amérique, et notamment sur son architecture, est en train d'évoluer. Les voyageurs partis admirer l'Exposition Colombienne qui s'est tenue à Chicago en 1893 ont ramené plus d'images de buildings ou de sky-scrapers que de bâtiments de la « Ville blanche » conçue pour l'occasion. Certaines de ces images sont publiées, des cartes postales circulent, les écrits se multiplient, mais la connaissance de ces gigantesques maisons demeure encore relativement confidentielle et, durant des années encore, des articles paraîtront présentant ces « nouveautés » échauffant les imaginations, suscitant l'effroi, la stupéfaction ou l'incrédulité. Le gratte-ciel cependant devient un sujet d'étude, un sujet sérieux. En 1895, la Revue scientifique fait paraître, en deux livraisons, un article sur « Le logement aux États-Unis » (1). L'auteur en est Louis Wuarin, un universitaire qui occupe la première chaire de sociologie instituée en Suisse. Après y avoir abordé les résidences de pierre ou de grès que l'on trouve à New York ou Boston, les cottages de bois ou le logement ouvrier, Wuarin ajoute qu'il lui reste, dans ce texte, à mentionner « une innovation hardie » sur laquelle il va s'attarder. Il s'agit de la « maison haute », « vulgairement appelée sky scratcher » (2). S'ensuit une description de ce nouveau mode d'habitation, de ses avantages et inconvénients, des prodiges de l'ascenseur, de la mutualisation des équipements de chauffage ou de la gestion des déchets ménager…
L. Wuarin, qui n'est pas un fervent partisan de ces constructions, indique avoir visité « diverses familles vivant dans ces ruches », mais le mot qu'il utilise pour les désigner – sky scratcher – paraît aujourd'hui pour le moins étrange. Il ne demeurera cependant pas sans postérité. À Nîmes, un publiciste et militant, acteur important du mouvement coopératif, Auguste Marie Fabre (1833-1922), s'empare du terme et de la chose décrite. Il trouve là l'occasion de produire une combinaison sans doute inédite formant la matière d'un opuscule qui paraît l'année suivante : Les Sky scratchers ou les hautes maisons américaines. Malgré son titre, ce n'est pas de l'Amérique qu'il sera question dans la brochure, mais de la France et du monde, d'une société nouvelle où le travailleur trouvera enfin sa juste place.
Ce texte, qui n'a pas connu la postérité dont rêvait l'auteur, constitue sans doute pourtant l'une des premières incursions du gratte-ciel dans l'imaginaire utopique français et européen. Bien avant que les tours ne remplissent les tableaux de cités idéales, que des architectes, artistes ou poètes n'en fassent le symbole d'un avenir radieux, Auguste Fabre se saisit de ces édifices, les tord et les réforme pour en faire les composantes d'une nouvelle société et de nouveaux appuis pour propager l'idéal pour lequel il milite depuis des années.
À la différence de Wuarin, il ne semble pas être allé lui-même aux États-Unis, mais il s'intéresse depuis longtemps à ce pays. Selon Charles Gide, grand théoricien de l'économie sociale et ami de Fabre, il était « ce que l'on appelle un excentrique, curieux de tout ce qui était un peu extraordinaire » (3). Bien avant que la mode ne l'impose, il scrute donc ce qui se passe outre-atlantique, notamment les expérimentations sociales qui ont pu s'implanter là. Il est également passionné par l'œuvre de Fourier, comme le fut aussi son père, pasteur. Les questions sociales le préoccupent donc de façon toute particulière, à tel point que, patron de la petite filature dont il a hérité, il devient artisan et s'établit à Nîmes dans un petit atelier de mécanique avant de fonder une coopérative de consommation. Il a fait, auparavant, un séjour prolongé dans un établissement industriel atypique, celui fondé à Guise par Jean-Baptiste André Godin où il fait, toujours selon les termes de Gide, « son noviciat dans la vie coopérative ». En même temps qu'une réalisation partielle des idéaux fouriéristes, il a découvert là, en acte, ce mode d'habiter encore nouveau que son instigateur, à la suite de Fourier, appelle « l'habitation unitaire » (4).
Auguste Fabre n'est donc ni architecte, ni urbaniste, mais, réformateur social, la question du logement est naturellement au cœur de ses préoccupations. Il est de ceux qui, à la suite de Fourier ou d'Owen puis de Godin, pensent que le bien-être de l'humanité passe par une réforme qui a partie liée avec l'habitation, que le sort des travailleurs est dépendant de l'architecture parce que celle-ci peut offrir, dans le même temps, un cadre de vie et de travail optimal tout en créant de nouvelles solidarités. 
« En économie sociale, l'habitation doit être considérée comme le premier instrument du bien-être et de l'amélioration physique et morale des populations » affirmait Godin treize ans plus tôt (5). À quelques kilomètres de la Belgique, cet industriel spécialisé dans les poêles en fonte, avait fondé dès le milieu du siècle un « Familistère », désormais célèbre, inspiré des phalanstères de Charles Fourier. Vaste ensemble de logements et d'équipements destiné aux ouvriers de son usine et à leurs familles, le Familistère de Guise abritait à la fin du XIXsiècle, plus de 1500 personnes sur les six hectares acquis par Godin. Une des particularités de ces logements ouvriers tenait dans leur regroupement en grands bâtiments collectifs rompant avec la petite maison traditionnelle. Pour Godin, le logement collectif est, en effet, le logement des temps nouveaux, permettant d'offrir à tous « les équivalents de la richesse ».
« Bien conçue, affirme-t-il, l'habitation suppose un palais dans lequel les logements sont disposés de telle sorte qu'ils offrent des avantages communs dans des conditions égales pour tous. Ainsi établi, le logement de l'ouvrier n'est plus un logement spécial : c'est le logement humain ; il participe à tous les avantages que le palais présente aussi bien pour le pauvre que pour le riche. » (6) 
Indubitablement, c'est ce modèle du « Palais social » de Guise que Fabre a en tête lorsqu'il découvre l'article de Louis Wuarin et les « hautes maisons américaines ». Commodité, intimité sauvegardée dans un cadre collectif, mutualisation de certains services, possibilité de pallier le défaut d'hygiène de l'habitat traditionnel, toutes ces ambitions se retrouvent dans le Familistère. Jusqu'à la métaphore de la ruche, emblème de l'œuvre de Godin, qui devient un lieu commun dans l'évocation des gratte-ciel… Il ne s'agit dès lors pas pour Fabre de discuter des constructions américaines mais de lever les obstacles, pour certains évoqués par Wuarin lui-même, qui pourraient s'opposer à leur construction… et de corriger certains défauts des sky scratchers grâce à quelques innovations du Familistère. Difficulté supplémentaire, il s'agit de démontrer la possibilité de les construire et de les gérer selon les principes issus du mouvement coopératif. Mais, là encore, c'est Godin qui fournira la solution à Fabre : « La construction de ces demeures se fera en société comme se fait aujourd'hui celle des chemins de fer. Il n'y aura plus de propriétaires, mais des actionnaires dont les capitaux serviront à ériger les palais destinés à loger les travailleurs. L'habitation nouvelle sera ainsi édifiée d'après les plans les plus rationnels que l'expérience et la science découvriront, dans l'art d'approprier toutes choses au progrès et au bonheur de l'homme. » (7) 
Alors qu'une forme collective de logements peine à se répandre en France et Europe, les États-Unis apportent la preuve éclatante de la possibilité d'agglomérer de nombreuses habitations et de tirer profit de cet assemblage. Le Temple maçonnique qui est alors le plus haut gratte-ciel du monde atteint, avec ses 21 étages, 92 mètres. Du pays même où règne le capitalisme, naît une forme architecturale qui va permettre à Fabre d'employer de nouveaux arguments contre les « économistes orthodoxes énamourés de la petite maison ouvrière » et de faire évoluer le modèle de l'habitation idéale.
Fabre semble toutefois vouloir aller plus loin encore. Il ne se contente pas d'envisager l'acclimatation des gratte-ciel américains au sol français, ou de proposer sur ce modèle la construction de quelque nouveau familistère. L'exemple américain l'amène à produire une esquisse de remaniement complet de la ville. Le sky scratcher apparaît immédiatement comme un outil radical de rationalisation de la cité, viciée par des décennies et des siècles de tâtonnements, d'aménagements non concertés, d'extensions, de délaissement. C'est autant sa « supra-structure » (forme générale, distribution des bâtiments, gestion des vis-à-vis, voirie, jusqu’aux impasses où l’ont déjà conduite la multiplication de la maison individuelle et l’étalement des faubourgs), que l’« infra-structure » (systèmes d'écoulement et de gestion de déchets) qui va être réformée. Un zonage des activités serait même induit par l'implantation de sky  scratchers amendés en « habitations unitaires », « reléguant forcément dans les faubourgs éloignés, les ateliers bruyants et les professions insalubres ». Outil de rationalisation de la ville selon les exigences de l'hygiène et de la productivité, comme de « civilisation » de ses habitants grâce aux nouvelles interactions nées de leur regroupement, le logement idéal perd en outre avec Fabre la forme définitive qu'imaginaient Fourier ou Godin. « Avec la grande maison unitaire, l’habitant et l’habitation agiraient et réagiraient l’un sur l’autre : le premier, réclamant pour l’immeuble des formes et des dispositions générales de plus en plus parfaites, le second, exigeant des locataires un ton et des habitudes de plus en plus sociables. »
Les gratte-ciel vont susciter nombre de rêveries et d'utopies. Mais, de l'utopie, la plupart ne garderont que la projection dans un monde fondé sur la science et la technique. Les dimensions économique et politique en seront le plus souvent exclues ou non explicites. Ici Fabre, bien avant que ne se manifeste ce mouvement, trace à grands traits le guide d'un véritable détournement utopique des sky scratchers américains, fondé sur une ligne politique, que l'on jugera plus ou moins pertinente, plus ou moins effrayante.
Le texte de Fabre restera de toute façon sans suite, un hapax dans l'histoire du gratte-ciel, comme il en existera d'autres, dans différentes voies. De Nîmes, Fabre prêche comme dans un désert où sa voix se perd, sans même lui retourner son écho. Son ami Charles Gide, dans un cours d'économie politique publié pour la première fois en 1919, dira : «  On ne bâtit aujourd’hui guère autrement, ni mieux, qu'au temps des Romains. Sans doute ils ne connaissaient pas les "gratte-ciel" (sky-scrapers) des États-Unis. Ces gigantesques constructions semblaient devoir apporter au problème du logement une solution originale : la place pour se loger dans les villes se trouvant limitée en surface, restait la ressource de la multiplier en hauteur par une superposition d'étages indéfinie. Mais ces nouvelles tours de Babel n'ont pu réaliser aucune économie dans le coût du logement : elles sont très coûteuses, incommodes pour l'habitation et ne sont guère utilisées que pour des bureaux. Au reste, c'est une mode qui commence à passer. » (8)
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1. Louis Wuarin, « Le logement aux États-Unis », Revue scientifique, 4série, t. 4, n° 3, 20 juillet 1895, pp. 69-78 & n° 4, 24 juillet 1893, pp. 105-107.
2. Ibid., p. 72.
3. Charles Gide, L'École de Nîmes, cours sur la coopération, décembre 1925-avril 1926, p. 13.
4. Pour des informations plus détaillées sur Auguste Fabre, voir la notice qui est lui est consacrée sur le site de l'International Institut of Social History : http://www.iisg.nl/collections/scratchers/background.php
Le texte intégral de l'opuscule dont nous donnons un extrait est également disponible sur le même site.
5. Jean-Baptiste André Godin, Le Gouvernement : ce qu'il a été, ce qu'il doit être, et le vrai socialisme en action, Paris, A. Ghio, 1883, p. 497.
6. Ibid., p. 498.
7. Ibid., p. 518.
8. Charles Gide, Cours d'économie politique, tome 2, Paris, Sirey, 1923, pp. 492-493.
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Le texte en téléchargement (.pdf) ici

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